Liane jaune et hétérostylie

   La liane jaune ou lingue noire, Danais fragrans, est une plante grimpante ligneuse de la famille du Caféier (Rubiaceae) poussant à La Réunion, Maurice et Madagascar. Elle est utilisée dans la pharmacopée traditionnelle (stomachique, fébrifuge et tonique selon Cordemoy, vulnéraire pour le père Raimbault, …). 

   Philibert Commerson aurait remarqué sur elle des fleurs de deux types, certaines avec des étamines longues et des styles courts, d'autres avec des étamines courtes et des styles longs. Il y voyait une interaction entre étamines et styles, qui lui évoqua la légende des Danaïdes. Voici comment Jules Néraud (1795-1855) rapporte cela dans son ouvrage La botanique de l’enfance, destiné à sa fille Angèle de 12 ans, publié anonymement en 1847 et préfacé par George Sand, puis réédité après sa mort sous son nom et avec le titre Botanique pour ma fille : « La Danaïde est un charmant arbuste de l'île Maurice, dont les grappes de fleurs orangées exhalent un doux parfum de vanille. Il doit son nom mythologique à la manière dont ses pistils se comportent avec les étamines. Les Danaïdes de la fable étaient cinquante sœurs, filles du roi Danaüs, qui se marièrent toutes le même jour, avec cinquante frères, et les égorgèrent le soir même de leur noce, par ordre de leur père. Tu vois que j'avais bien raison de te dire les Danaïdes de la fable, car on fera bien maintenant le tour du monde avant de trouver cinquante sœurs toutes bonnes à marier le même jour. Eh bien c'est une scène semblable à celle du palais de Danaüs qui se passe dans les petits ménages de la Danaïde. Les styles de sa fleur, dès qu'ils ont reçu le pollen, s'entortillent autour des étamines, comme s'ils voulaient les étrangler. » La description de Jules Néraud, botaniste et passionné par la nature, qui a vu la plante à La Réunion, est un peu exagérée. Il faut dire qu'il vivait intensément sa passion botanique, comme le raconta George Sand qui l’immortalisa sous le surnom de «Malgache» dans la IVe des Lettres d’un voyageur. Les souvenirs du « Malgache » inspirèrent certainement à George Sand son roman Indiana

   En fait Danais fragrans a des fleurs bisexuées présentant deux morphes : les fleurs sont soit de type brévistyle  avec un stigmate plus bas que les anthères (figure A), soit de type longistyle avec un stigmate plus haut que les anthères (figure B).


    

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1 : anthères      

2 : stigmate

A - Fleur brévistyle                                 B -  Fleur longistyle


   On parle d’hétérostylie. Ce caractère n’est pas rare dans le monde végétal. Il est apparu au cours de l’évolution indépendamment dans 24 familles de plantes à fleurs dont les Primulaceae avec beaucoup d'espèces du genre Primula, les Linaceae avec le Lin cultivé et d'autres espèces du genre Linum , les Boraginaceae avec beaucoup d'espèces de Cryptantha, … Sur un individu, toutes les fleurs sont du même morphe. Les morphes diffèrent de plus souvent par la taille et le nombre de grains de pollen produits et parfois par la structure de l’exine, la couleur du pollen, la présence ou non d’amidon dans le pollen, la structure des papilles stigmatiques et la taille de la corolle. Il existe aussi des plantes tristyliques qui ont trois types de fleurs. Chez celles-ci, les fleurs de chaque morphe sont caractérisées par trois niveaux différents dont deux sont occupés par des anthères et le troisième, par un stigmate. Les fleurs longistyles ont donc un style long et des étamines moyennes et courtes. Les fleurs mésostyles ont un style de longueur moyenne et des étamines longues et courtes. Les fleurs brévistyles ont un style court et des étamines de longueur moyenne et longue. Les plantes tristyliques sont plus rares que les distyliques. On ne les retrouve que chez quelques Lythraceae (ex. : Lythrum salicaria), Oxalidaceae (Oxalis pes-caprae) et Pontederiaceae (ex. : Eichhornia paniculata) et deux autres familles : les Connaraceae et Linaceae. Dans la majorité des cas, les différents morphes des espèces hétérostyles sont compatibles entre eux, alors que la pollinisation entre plantes de même type et l’auto-pollinisation sont incompatibles. Par exemple, dans le cas des espèces distyliques, le pollen produit par les étamines longues est compatible avec les styles longs et le pollen produit par les étamines courtes est compatible avec les styles courts. La population est donc divisée en deux groupes compatibles. Déjà, Darwin proposait, en 1877, que le positionnement réciproque des anthères et stigmates des morphes floraux des plantes hétérostyles permettrait de favoriser l’allopollinisation en plaçant le pollen d’un morphe sur une partie du corps de l’insecte pollinisateur correspondant précisément à la zone qui entrera en contact avec les stigmates d’un autre morphe. Il observa d’ailleurs que lorsqu’il introduisait différents objets comme des poils, des aiguilles ou des proboscis d’abeilles mortes dans des fleurs de Primula spp ., les grains de pollen étaient déposés sur des zones différentes suivant le morphe. D’autres auteurs ont, par la suite, examiné la répartition du pollen brévistyle et longistyle sur des insectes visitant des plantes distyliques. Le pollen des deux morphes se trouvait sur des parties différentes du corps des pollinisateurs visitant le sarrasin Fagopyrum esculentum (Polygonaceae), Pulmonaria (Boraginaceae) et Cratoxylum (Hypericaceae). Chez Eichhornia paniculata (Pontederiaceae), une espèce tristylique, les fleurs sont expérimentalement auto-compatibles et pourtant 77 % des fécondations sont inter-morphes. L’auto-incompatibilité presque toujours associée à l’hétérostylie rend infructueuse toute pollinisation entre morphes de même type. Le pollen déposé sur un stigmate incompatible est gaspillé car il ne participe pas au succès reproducteur de la plante. Il doit donc exister une pression de sélection tendant à diminuer les transferts incompatibles et augmenter les transferts compatibles. On observe chez la plupart des espèces distyliques que les stigmates des fleurs longistyles récoltent plus de pollen que ceux des fleurs brévistyles. Cela est attribué à la plus grande accessibilité, au contact avec des insectes, des styles longs que des styles courts. Dans la plupart des espèces hétérostyles, les étamines courtes des fleurs longistyles produisent des grains de pollens plus nombreux et plus petits. La production plus importante en grains de pollen des fleurs longistyles servirait à compenser le faible dépôt de pollen sur les stigmates des fleurs brévistyles. Celles-ci reçoivent, en conséquence, une plus grande proportion de pollen compatible. La taille inférieure de ces grains ne serait qu’un moyen physiologique pour en produire un nombre plus important. 

   Plusieurs études générales menées sur la flore des milieux insulaires mentionnent l’existence de systèmes de reproduction originaux, dont la fréquence élevée semble être le résultat de forces évolutives favorisant le brassage génétique inter-populations. La dioécie, ou différenciation entre individus mâles et individus femelles dans des populations naturelles de plantes, présente une fréquence plus élevée en milieu insulaire que sur les continents. Elle permettrait une meilleure utilisation des ressources en favorisant la variabilité des individus même si elle constitue au départ un frein à l’établissement des espèces. L’hétérostylie, absente des îles océaniques tropicales telles que Hawaii ou les Galapagos, s’observe aux Mascareignes qui ont été colonisées indépendamment par 27 espèces hétérostylées réparties dans 6 genres et 4 familles. L’étude de l’hétérostylie de plusieurs espèces de La Réunion comme le bois de rat Geniostoma borbonica (Loganiaceae), la liane jaune Danais fragrans (Rubiaceae), l’osto café Gaertnera vaginata (Rubiaceae), et même la liane de clé Hugonia serrata (Linaceae) qui est tristylée …) présente un intérêt scientifique particulier. Cette stratégie de reproduction qui concerne des espèces à petits fruits charnus qui peuvent être consommés puis dispersés à longue distance par les vertébrés frugivores semble adaptée aux Mascareignes où la dioécie, mode de reproduction ultime pour favoriser les échanges génétiques a une efficacité remise en cause par la réduction et la fragmentation des habitats naturels.


d’après internet

Nicole CRESTEY

mai 2014

© F. Duban 2014