DESCRIPTION DE LA PLAINE DES CAFRES VERS 1709


DESCRIPTION DE LA PLAINE DES CAFRES VERS 1709



   Bien que Bernardin de Saint-Pierre ait séjourné à l’île Bourbon du 25 novembre au 21 décembre 1770, il ne dit pas un mot de la plaine des Cafres dans son Voyage à l’île de France mais il en cite une description p. 252 à 258 de la suite de l’étude X1 : « Entre un grand nombre d’exemples curieux que je pourrai en rapporter, et que j’ai rassemblés dans mes matériaux sur la géographie, en voici un que j’ai extrait, non d’un philosophe à systèmes, mais d’un voyageur simple et naïf du siècle passé, qui raconte les choses telles qu’il les a vues, et sans en tirer aucune conséquence. C’est une description des sommets de l’Ile Bourbon, située dans l’Océan Indien, par le 21e degré de latitude sud. Elle a été faite d’après les écrits de M. de Villers, qui gouvernait alors cette île pour la Compagnie des Indes orientales ; elle est imprimée dans le voyage que nos vaisseaux français firent, pour la première fois, dans l’Arabie Heureuse, qui fut fait vers l’an 1709, et qui a été mis à jour par M. de La Roque. « Entre ces plaines, dit M. de Villers, qui sont sur les montagnes (de Bourbon), la plus remarquable, et dont personne n’a rien écrit, est celle qu’on a nommée la plaine des Cafres, à cause qu’une troupe de Cafres, esclaves des habitants de l’île, s’y étaient allés cacher, après avoir quitté leurs maîtres. Du bord de la mer on monte assez doucement pendant sept lieues2, pour arriver à cette plaine par une seule route, le long de la rivière Saint-Etienne : on peut même faire ce chemin à cheval. Le terrain est bon et uni jusqu’à une lieue et demie en deçà de la plaine, garni de beaux et grands arbres, dont les feuilles qui en tombent servent de nourriture aux tortues que l’on y trouve en grand nombre. On peut estimer la hauteur de cette plaine à deux lieues au-dessus de l’horizon ; aussi paraît-elle d’en bas toute perdue dans les nues. Elle peut avoir quatre ou cinq lieues de circonférence : le froid y est insupportable, et un brouillard continuel, qui mouille autant que la pluie, empêche que l’on ne s’y voie de dix pas loin : comme il tombe la nuit, on y voit plus clair que pendant le jour ; mais alors il y gèle terriblement, et le matin avant le lever du soleil, on y découvre la plaine toute glacée. Mais ce qui s’y voit de bien extraordinaire, ce sont certaines élévations de terre, taillées presque comme des colonnes rondes, et prodigieusement hautes ; car elles n’en doivent guère aux tours de Notre-Dame de Paris. Elles sont plantées comme un jeu de quilles, et si semblables, qu’on se trompe facilement à les compter : on les appelle des pitons. Si l’on veut s’arrêter auprès de quelqu’un de ces pitons pour se reposer, il ne faut pas que ceux qui ne s’y reposent pas, et qui veulent aller ailleurs, s’écartent seulement de deux cents pas : ils courraient risque de ne plus retrouver le lieu qu’ils auraient quitté, tant ces pitons sont en grand nombre, tous pareils, et tellement disposés de même manière, que les créoles, gens nés dans le pays, s’y trompent eux-mêmes. C’est pour cela que, pour éviter cet inconvénient, quand une troupe de voyageurs s’arrête au pied d’un de ces pitons, et que quelques personnes veulent s’écarter, on y laisse quelqu’un qui fait du feu ou de la fumée, qui sert à redresser ou à ramener les autres ; et si la brume était si épaisse, comme il arrive souvent, qu’elle empêchât de voir le feu ou la fumée, on se munit de certains gros coquillages3, dont on laisse un à celui qui reste auprès du piton : ceux qui veulent s’écarter emportent l’autre ; et, quand on veut revenir, on souffle avec violence dans cette coquille, comme dans une trompette, qui rend un son très-aigu, et s’entend de loin ; de manière que, se répondant les uns les autres, on ne se perd point, et on se retrouve facilement. Sans cette précaution, on y serait attrapé. Il y a beaucoup de trembles dans cette plaine, qui sont toujours verts : les autres arbres ont une mousse de plus d’une brasse4 de long, qui couvre leur tronc et leurs grosses branches. Ils sont secs, sans feuillages, et si moites d’eau, qu’on n’en peut faire de feu. Si, après bien de la peine, on en a allumé quelques branchages, ce n’est qu’un feu noir, sans flamme, avec une fumée




1 Bernardin de Saint-Pierre , Œuvres complètes. Ed. L. Aimé-Martin : Voyage à l’île de France, 1820. 

2 Une lieue vaut environ 4 kilomètres.

3 Ce gros coquillage percé d'un trou latéral était appelé ancive.

4 Une brasse vaut environ 1,80m.


 

rougeâtre, qui enfume la viande au lieu de la cuire. On a peine à trouver un lieu, dans cette plaine, pour y faire du feu, à moins que de chercher une élévation autour de ces pitons ; car la terre de la plaine est si humide, que l’eau en sort partout ; et l’on y est toujours dans la boue et mouillé jusqu’à mi-jambes. On y voit grand nombre d’oiseaux bleus5, qui se nichent dans des herbes et dans des fougères aquatiques. Cette plaine était inconnue avant la fuite des Cafres : pour en descendre, il faut reprendre le chemin par où l’on y est monté, à moins qu’on ne veuille se risquer par un autre qui est trop rude et trop dangereux. On voit, de la plaine des Cafres, la montagne des Trois-Salases, ainsi nommée, à cause des trois pointes de ce rocher, le plus haut de l’île Bourbon. Toutes ses rivières en sortent, et il est si escarpé de tous côtés, que l’on ne peut y monter Il y a encore dans cette île une autre plaine appelée de Silaos, plus haute que celle des Cafres, et qui ne vaut pas mieux : on ne peut y monter que très-difficilement. » Il faut excuser, dans la description naïve de notre voyageur, quelques erreurs de physique, telles que celle où il suppose à la plaine des Cafres deux lieues d’élévation au-dessus de l’horizon. Le baromètre et le thermomètre ne lui avaient pas appris qu’il n’y a point de pareille élévation sur le globe, et qu’à une lieue seulement de hauteur perpendiculaire, le terme de glace est constant. Mais à la brume épaisse qui environne ces pitons, à leur brouillard continuel qui mouille autant que la pluie, et qui tombe pendant la nuit, on reconnaît évidemment qu’ils attirent à eux les vapeurs que le soleil élève, pendant le jour au-dessus de la mer, et qui disparaissent pendant la nuit. C’est de là que se forme la nappe d’eau qui inonde la plaine des Cafres, et d’où sortent la plupart des ruisseaux et des rivières qui arrosent l’île. On y reconnaît également une attraction végétale dans cette espèce de trembles toujours verts, et dans ces arbres toujours moites dont on ne peut faire du feu. L’île de Bourbon est à peu près ronde, et s’élève au-dessus de la mer, comme la moitié d’une orange. C’est sur la partie la plus élevée de cet hémisphère que sont situées la plaine de Silaos et celle des Cafres, où la nature a placé ce labyrinthe de pitons, toujours environnés de brumes, plantés comme des quilles, et élevés comme des tours. » 

   Bernardin de Saint-Pierre n’a pas eu l’opportunité d’aller voir la plaine des Cafres pendant le mois qu’il a passé à Bourbon du 25 novembre au 21 décembre 1770. On le comprend : son escale, due à un cyclone, était imprévue et pendant toute sa durée il était surtout préoccupé par un nouvel embarquement pour la France et par le devenir de ses bagages restés sur L’Indien. Mais Les Etudes de la Nature ont été publiées en 1784, soit 14 ans plus tard. Bernardin de Saint-Pierre aurait facilement pu trouver des témoignages plus récents, de première main, moins naïfs, en particulier de Crémont, l’Intendant6 , dont il dit : « Nous avions trouvé dans leur maison la cordialité des anciens habitants de Bourbon, et la politesse de Paris.»7 Ce dernier avait participé à une expédition au Volcan à peine deux ans plus tôt en octobre 1768. Une correspondance avec Commerson était aussi possible : Commerson a sillonné une grande partie de l’île Bourbon où il a récolté de nombreuses plantes, notamment à la plaine des Cafres, au pied du piton Villers, en octobre 1771, comme l’attestent les étiquettes de ses échantillons d’herbiers. 













5 Porphyrio sp., oiseau proche de la poule sultane, dont on n’a encore trouvé aucun reste à La Réunion.

6 Honoré de Crémont a administré l’île Bourbon de 1767 à 1778.

7 Bernardin de Saint-Pierre , Œuvres complètes. Ed. L. Aimé-Martin : Voyage à l’île de France, 1820.

© François DUBAN 2016