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Les humanitŽs : pourquoi, pour qui ? 2.


Ce mercredi 10 novembre je suis intervenu comme grand tŽmoin devant lĠensemble des enseignants et des dirigeants de la facultŽ des lettres de lĠuniversitŽ de Neuch‰tel Ñ dans le cadre de la journŽe dĠŽtude annuelle de cette facultŽ. Le thme de cette journŽe : ÒEtudiant-e-s en lettres et sciences humaines : quels dŽfis, quelles attentes dans le marchŽ de lĠemploi actuel?Ó, exprime bien la nature des prŽoccupations de nos collgues suisses. Dans un contexte de forte instabilitŽ Žconomique (qui concerne grandement un canton comme celui de Neuch‰tel), de concurrence accrue entre Žtablissements universitaires, de remise en question des schŽmas classiques dĠemployabilitŽ des dipl™mŽs du supŽrieur, de doute sur lĠutilitŽ de certains savoirs et de certaines filires, les universitaires tentent de cerner les types de rŽponses quĠils pourraient apporter ˆ une interrogation lancinante : que peut tre la place des humanitŽs dans la formation supŽrieure?

JĠai commencŽ ˆ aborder cette question dans un prŽcŽdent billet. LĠinvitation de Neuch‰tel (universitŽ trs dynamique, qui a dŽjˆ pris ˆ bras le corps le sujet, et tente notamment de dynamiser les sciences humaines et sociales via des grandes fŽdŽrations thŽmatiques, comme par exemple la Maison dĠanalyse des processus sociaux, ou encore la Maison des sciences du langage et de la communication) me donne lĠoccasion de poursuivre.

Ce qui me para”t clair, cĠest que la question posŽe par mes  collgues, afin de se donner des ŽlŽments dĠapprŽciation de lĠŽvolution de lĠactivitŽ de leur facultŽ et du r™le de celle-ci au sein de lĠuniversitŽ, nous renvoie trs vite aux fondements mme de la rŽflexion sur la finalitŽ de lĠenseignement supŽrieur (en particulier celle de lĠadaptation au marchŽ, qui fait dĠailleurs dŽbat). En la matire, tout nous ramne toujours en fait ˆ une sŽrie dĠinterrogations, encore ouvertes et non tranchŽes, loin sĠen faut, sur le r™le actuel  des lettres et SHS dans lĠŽconomie des savoirs (fondamentaux et appliquŽs) et dans la dynamique sociale et politique.

Pour tenter de ne pas me dŽrober ˆ ce dŽbat, jĠai lĠhabitude de commencer par distinguer 4 positions Ç idŽal-typiques È par rapport aux sciences humaines et sociales et ˆ leurs finalitŽs, qui psent fortement sur les discussion autour de lĠenseignement de ces disciplines.

1. La premire, patrimoniale et Žrudite, est celle qui consiste ˆ considŽrer principalement voire exclusivement les SHS sous leur aspect de savoirs dĠŽrudition et de connaissances acadŽmiques pures, constituant un patrimoine ˆ sauvegarder et archiver. Il sĠagit lˆ dĠaffirmer que ces disciplines sont et doivent rester un sanctuaire, hors des turbulences des temps. Et ce, ˆ la fois parce que la connaissance est un absolu et parce quĠelles fondent la culture cultivŽe de Ç lĠhonnte homme È (occidental, qui est donc en gŽnŽral blanc et le plus souvent nĠest pas une femme!). Et il est vrai que les humanitŽs constituent un des creusets o se forgrent lĠidentitŽ du ÒsujetÓ cultivŽ  ÒeuropŽenÓ. Ce nĠest pas un hasard si les cultures scolaires dĠŽlite de bien des pays europŽens et des Etats-Unis ont longtemps privilŽgiŽ les lettres et les humanitŽs. Il reste aujourdĠhui encore bien des traces de cette prŽgnance, mme si dĠautres formes de distinction sociale que celle permise par la culture classique et dĠautres modes dĠaffirmation du capital scolaire sĠimposent. Mme si par ailleurs, de leur c™tŽ, des courants comme par exemple les Gender Studies, les Subaltern Studies, les Post Colonial Studies etc contribuent ˆ inflŽchir ce modle culturel occidentaliste.

Une telle posture (celle de lÓÔart pour lĠartÓ, en quelque sorte) assigne aux filires de SHS une double mission essentielle de conservation et de transmission. Celle-ci consiste ˆ former des enseignants et des chercheurs qui pourront reprendre un tel flambeau, assumer la filiation. Cette stratŽgie de reproduction dĠhŽritiers confronte de facto les universitaires qui y adhrent ˆ un malaise grandissant, dans les systmes o la croissance des effectifs Žtudiants place bon nombre de ceux-ci dans une impasse et semble briser le pacte implicite multisŽculaire entre les ma”tres et leurs Žlves. Ailleurs, cĠest moins la massification que la remise en cause radicale de lĠintŽrt des savoirs dĠŽrudition qui fragilise ce modle (comme lĠa illustrŽ mon premier billet sur la question). Les discussions de Neuch‰tel mĠont montrŽ que cette conception Žtait encore importante Ñ quand elle nĠest pas redynamisŽe par lĠactuelle crise Žconomique et financire qui semble avoir largement accru la mŽfiance de beaucoup envers les entrepreneurs.

2. La seconde attitude nĠest pas rŽductible ˆ la premire mme si elle la recoupe. Elle postule que les SHS constituent le socle de connaissances qui permet dĠintŽgrer et de comprendre (au sens Žtymologique du mot) tous les autres savoirs et phŽnomnes du monde. Cette posture, qui rŽactualise le dŽbat, nŽ au XIXe sicle, au moment de la constitution de lĠUniversitŽ moderne, appelŽ Ç conflit des facultŽs È me semble aujourdĠhui comporter deux variantes. La premire, que je nommerai variante critique, donne aux SHS un r™le de conscience critique de la sociŽtŽ contemporaine. Ces savoirs, inventŽs et instituŽs en Europe au XIXe sicle en tant que disciplines universitaires et scientifiques, et qui de ce fait mme ont elles aussi contribuŽ ˆ dŽfinir le profil de lĠindividu occidental contemporain, comme les humanitŽs ont forgŽ lĠhomme classique, serviraient ˆ dŽvoiler les apparences, ˆ traquer les mirages, ˆ dŽnoncer les tromperies que les sociŽtŽs mettent en avant pour masquer les processus dĠaliŽnation et dĠexploitation quĠelles entretiennent. Une telle posture de surplomb est frŽquente, et pousse ˆ postuler que les SHS ont une place a part dans la sociŽtŽ. Cette attitude repose sur une vision trs particulire de lĠorganisation sociale, qui serait par essence aliŽnante, et incite ˆ dŽvelopper un discours Ç radical È, qui se manifeste par une frŽquente dŽnonciation des volontŽs des pouvoirs en place de museler, voire de faire dispara”tre des savoirs dangereux pour lĠordre Žtabli. La seconde variante que je baptise rŽflexive, insiste plut™t sur le r™le des SHS dans lĠacquisition par les acteurs sociaux et leurs collectifs dĠune rŽflexivitŽ indispensable ˆ la comprŽhension tant des ressorts de lĠaction individuelle que des logiques de la dynamique sociale et de lĠaction politique. Cette tendance est moins agonistique que la prŽcŽdente, plus empirique et scientifique ; elle peut mme, dans de nombreux domaines, fonder des savoirs dĠexpertise proposŽs aux intervenants sociaux. Martha Nussbaum, que jĠai citŽe dans mon premier billet consacrŽ ˆ cette question, me para”t assez proche de cette position, mme si elle la m‰tine dĠun peu de la position 3.

3 La troisime posture est prosa•que et pragmatique. Elle affecte aux SHS un r™le de cadre de culture gŽnŽrale. Il ne sĠagit lˆ ni de se recueillir devant le tabernacle de la culture Žrudite de lĠŽlite, ni de communier dans la ferveur des grandes messes critiques, ni de rŽflŽchir lĠindividu et la sociŽtŽ, mais de reconna”tre que ces savoirs pourvoient des compŽtences gŽnŽriques nŽcessaires ˆ toute personne souhaitant sĠinsŽrer socialement et Žconomiquement. Cette attitude, trs courante, dans lĠenseignement secondaire, comme dans certains systmes dĠenseignement supŽrieur, tend ˆ faire descendre dans la vie de tous les jours les savoirs des sciences humaines et sociales, alors que les deux prŽcŽdentes, chacune diffŽremment, les hŽro•saient. Elle sous-tend la plupart des dŽmarches qui visent ˆ concevoir les cursus de sciences humaines en fonction dĠobjectifs dĠacquisition de compŽtences, transfŽrables dans un emploi.

4. La quatrime posture est plus explicitement utilitariste encore que la prŽcŽdente. Elle confre aux SHS une fonction dĠinstrument, plus ou moins important, au service dĠautres finalitŽs principales. Lˆ encore je distingue deux variantes. LĠune fait des humanitŽs le pourvoyeur dĠun vernis culturel, dĠun supplŽment dĠ‰me de formations autres, comme celles dĠingŽnieurs. On tend ˆ nommer ce vernis, souvent sans trop y penser : culture gŽnŽrale Ñ oubliant au passage que la notion de culture gŽnŽrale est tout sauf une Žvidence anhistorique. Ici les humanitŽs servent dĠauxiliaire, comme par exemple ces modules de sciences humaines dans bien des filires mŽdicales, censŽes apporter une coloration dĠŽthique au cursus. LĠautre prend le parti de considŽrer que les SHS doivent tre les supports dĠune ingŽnierie sociale et Žconomique spŽcifique et traitent les savoirs dans cette perspective dĠinsertion professionnelle des Žtudiants dans des champs de mŽtiers spŽcialisŽs. On trouve cette propension dans les disciplines juridiques, Žconomiques, de gestion, mais aussi en matire dĠamŽnagement, de langues, de tourisme, voire de valorisation de patrimoine historique. Une telle pente utilitariste est dŽcelable dans les pays de vieille tradition universitaire, o pourtant les savoirs Žrudits des humanitŽs, constitutifs de lĠŽpistŽm contemporaine et des cultures scolaires et sociales de rŽfŽrences, restent prŽsents et o les sciences sociales continuent dĠavoir une rŽelle lŽgitimitŽ rŽflexive et critique. Lˆ, bien des voix (celles des gouvernements, des entreprises, des familles, des Žtudiants) se font entendre pour que les SHS prennent le tournant de la professionnalisation.

Des filires nouvelles se dŽveloppent pour ce faire. Mais frŽquemment, ces Žvolutions fixent la dŽsapprobation des tenants  (enseignants, Žtudiants) des deux premires positions, qui refusent ce quĠils considrent comme une dŽrive prŽjudiciable ˆ la dynamique des savoirs Ç dŽsintŽressŽs È, comme une tyrannie de la logique de marchŽ qui menace la libertŽ de penser et dĠŽtudier.  CĠest dans les pays en croissance forte et Žmergents des continents asiatique, africain et amŽricains quĠon trouve la prŽsence la plus marquŽe de la conception instrumentale. De trs nombreux Žtudiants y choisissent des parcours de droit, de management, dĠŽconomie, de business, de relations internationales, de langues Žtrangres appliquŽes, pour leurs capacitŽs, rŽelles ou supposŽes, ˆ apporter une formation exploitable rapidement sur le marchŽ national ou/et international du travail. Il nĠest pas rare que cette Žvolution soit accentuŽe par la mŽfiance des pouvoirs politiques vis ˆ vis de disciplines de SHS aux registres plus critiques, pouvoirs politiques qui nĠhŽsitent pas ˆ contr™ler des appareils universitaires alors soumis ˆ la double pression dĠune fŽrule institutionnelle et dĠune dynamique concurrentielle du marchŽ de la formation qui pousse ˆ anticiper les dŽsirs de lĠŽtudiant-consommateur.

Il faut noter que les approches Žrudites et critiques ont plut™t tendance ˆ valoriser la structuration de lĠenseignement supŽrieur, ds aprs la sortie de lĠenseignement secondaire, en filires disciplinaires strictement sŽparŽes et ˆ repousser lĠidŽe de proposer des enseignements plus transversaux et mŽlangŽs au motif que ceux-ci affaibliraient la science au profit dĠune conception utilitaire. Alors que lˆ o les sciences humaines et sociales participent plut™t des positions 3 et 4, les parcours de formation sont beaucoup moins rapidement spŽcialisŽs, plus gŽnŽralistes, comme le montre le cas extrme des universitŽs des Etats-Unis, o la spŽcialisation, si elle arrive, est trs tardive. Du coup, il nĠest pas rare que les expŽrimentations pŽdagogiques et didactiques soient plus notables dans les filires explicitement professionnalisantes ou de culture gŽnŽrale que dans celles qui revendiquent la qualitŽ et lĠautonomie critique de la science. Il y a lˆ, ˆ mes yeux, un paradoxe qui ne compte pas peu dans la dŽsaffection dĠune partie du public Žtudiant pour les parcours les plus acadŽmiques, o la nŽcessitŽ proclamŽe de lĠautonomie de lĠŽlve correspond souvent de fait ˆ un abandon de celui-ci ˆ son sort.

On voit bien que tenter de rŽpondre ˆ lĠinterrogation sur lĠemployabilitŽ des Žtudiants en SHS, cĠest immŽdiatement, compte tenu de ce que sont les sciences humaines et sociales et de leur contribution ˆ la constitution des cadres de rŽfŽrences intellectuels des sociŽtŽs contemporaines, se projeter ˆ un autre niveau de problmes, celui de la finalitŽ du systme dĠenseignement et mme de la raison dĠtre de tout savoir. Et lˆ lĠalternative para”t claire : faut-il considŽrer que le savoir (et donc sa transmission) possde une finalitŽ intrinsque, qui nĠest pas dŽpendante dĠune autre injonction que celle de la libido sciendi (attitude 1 et 2) ? Ou doit-on reconna”tre que le savoir ne vaut que pour les services quĠil permet de rendre ˆ la collectivitŽ (attitude 3 et 4) ? Il nĠest gure aisŽ de sortir dĠun tel duel, quĠon considre assez spontanŽment comme caricatural, mais dont pourtant on reprend souvent les termes, faute de mieux.

Pourtant, en ce qui me concerne, je souhaite refuser lĠaffiliation ˆ lĠune ou lĠautre de ses postures. Je crois en effet que les sciences humaines et sociales, qui sont tout ˆ la fois des sciences et des productions culturelles, peuvent couvrir avec bonheur lĠensemble de ces quatre registres. Cela dŽpend des objectifs poursuivis (du destinataire visŽ et sĠil sĠagit dĠŽtudiants de leurs propres aspirations). LĠutilitarisme peut avoir ses vertus, comme lĠŽrudition possde les siennes. Mais, ce quĠil faut Žviter, cĠest de figer les positions. On voit que je ne puis me dŽpartir de cette ŽpistŽmologie pragmatique que je trouve toujours particulirement fŽconde pour dŽpasser des oppositions tranchŽes et trouver de nouvelles voies de pensŽe des phŽnomnes sociaux et politiques.